Du 30 janvier au 19 avril, Fiona Sanjabi, directrice artistique de la Galerie Agathe Gaillard présente Féminin, une exposition qui réunit trois femmes photographes, Martine Barrat, Maya Mercer et Fiona Mackay.
Cette exposition met en regard trois époques photographiques et plusieurs générations d’artistes : Martine Barrat, artiste française, installée à New-York depuis les années 1970, l’une des seules artistes à avoir photographié avec autant d’humanité le South Bronx des années 1970 aux années 2000, Harlem, Brooklyn et qui continue avec ses films dédiés aux danseurs dans le métro de New-York ou sur le parvis de Beaubourg à Paris, Maya Mercer, artiste anglaise installée dans une région reculée de Californie, qui se concentre sur la vie des adolescentes dans les communautés fermées, enclavées, surnommées les « white trash » dans la région de Marysville, et Fiona Mackay, jeune artiste australienne installée à Paris, qui présente un travail sur la prostitution sur internet et nous parle de fragilité à travers sa série Cellophane Flowers et Staged Interiors.
L’exposition sera rythmée par deux accrochages, Martine Barrat présentera sa série sur la Goutte d’Or, et sa série Portraits de femmes, où le personnage principal est son amie Love, une habitante de Harlem. À ce sujet, l’artiste nous confie : Love était ma grande amie, elle arrêtait les voitures dans la rue par sa grande beauté et son charisme, elle a eu une vie très difficile, terrible.J’ai des photographies et des vidéos d’elle depuis les années 1990, elle était ma Reine d’Harlem.
Martine Barrat
Maya Mercer, présentera sa série Westend Girls, qu’elle a réalisé avec les jeunes femmes de Marysville, des tirages noir et blanc argentiques et couleurs argentiques.
Fiona Mackay présentera à la fois Staged Interiors où elle montre les chambres de ces femmes sans jamais dévoiler leur visage et une partie de sa série Cellophane Flowers.
Dans cette exposition, chacune des artistes a son espace dédié, la première pièce sera celle de Martine Barrat, la deuxième sera celle de Maya Mercer, et le sous-sol, surnommé l’Atelier, souvent dédié aux artistes émergents sera l’espace de Fiona Mackay.
Martine Barrat et les icônes / un nouveau regard
Texte de Catherine Coquery-Vidrovitch Professeure émérite, Université Paris-Diderot Commandeur de la Légion d’Honneur
Martine Barrat est une artiste qui photographie comme elle respire, elle voit, elle sent, elle parti-cipe, et en même temps elle sait se faire oublier pour saisir la vérité de ses sujets. C’est sa passion et son métier, auquel elle a consacré sa vie. Par ses photos, par ses vidéos, elle nous passionne et nous enchante. Elle a depuis toujours le don de se sentir chez elle et d’être acceptée d’emblée dans les milieux où elle s’insère.
Elle sait aussi travailler dans la continuité. Ainsi dans le quartier de la Goutte d’Or qu’elle parcourt depuis 1982, chaque fois qu’elle vient à Paris depuis son repaire new yorkais où elle a fait vivre depuis si longtemps par ses photos ses amis du Bronx et de Harlem. Ses portraits – car entre autres elle affectionne les portraits, individuels, à deux ou en groupe – reflètent le naturel des personnages et leur vérité, pas la sienne. Ainsi nous fait-elle vivre, à leur rythme, les gens du quartier, de nuit comme de jour, au café, en famille et dans leurs jeux. Car elle a un don particulier pour nous faire partager l’intimité entre une mère et sa fille, Mohamed qui aide la vieille Madame Lulu à traverser, et surtout le bonheur des enfants, quelles que soient leurs conditions de vie: souriants, inquiets, narquois, pensifs, criant de vie en toutes saisons.
Ils jouent, l’œil pétillant, dans la cour, dans les esca- liers, dans la rue, avec un fauteuil défoncé ou de vieilles boites en carton, ou sur un précieux vélo, et aussi sur un terrain devenu pour l’occasion paradis du foot.
Ces enfants arc en ciel, on les voit aussi grandir, comme son ami Mamadou qu’elle connaît depuis tout petit – sur le cheval de bois trouvé dans la rue – et qui a réussi dans la vie où il s’est lancé dans des projets humanitaires; on les voit aussi vieillir, comme les parents Germa, leurs cinq enfants et la vieille grand mère tout juste venue d’Alger.
Les jeunes gens sont là aussi, à deviser dans la rue ou bien le grand frère qui gronde son cadet.
Son secret, c’est qu’elle les aime tous, le jeune Mamadou, les vieilles femmes, comme la fillette adolescente dont c’est le dernier jour sans voile, son amie Malika ou la jeune et mélancolique Sylvie morte d’une overdose, ou encore le père de Mamadou entouré de ses deux épouses. La ten- dresse de la photographe ressort de ses images les plus déchirantes parfois, mais aussi les plus joyeuses. Ce travail de Martine Barrat est, à la Goutte d’or comme ailleurs, une grande et belle leçon d’humanité.
The Westend Girls, texte de Peter Frank – poète et écrivain américain
Maya Mercer est devenue une fille adoptive du Far West. Elle recrée et photographie une âme des Etats-Unis, cette terre, qui a littéralement une emprise sur son écriture artistique. Habitante de cette contrée vaste et reculée au cœur de la Californie, elle est immergée dans un véritable pays à l’intérieur d’un pays, une sorte de monde premier à l’intérieur d’un monde premier, et aussi de tiers- monde dans un tiers-monde.
Selon moi, les rigueurs de la vie au XIXe siècle n’ont été jamais nettoyées du corps de l’Amérique, encore moins de son âme. Ce pays, qui n’a jamais cessé de combattre sa Guerre civile s’est toujours considéré comme une sorte de « club de combat darwinien », un endroit où les gens viennent, non pas pour vivre mais pour survivre, pour rechercher la liberté au détriment de bonheur. On peut dire que le ventre indiscret de la vie américaine, sa vaste mer d’angoisse prolétarienne, a maintenant éclaté à la surface. On retrouve la manifestation comique de cela dans le langage prosaïque de la politique et le divertissement qui règne à Washington.
Ce que cherche Maya Mercer est la manifestation tragique et dramaturgique du Rêve de cette fièvre américaine. Elle nous montre un esprit de petite ville, de petit calibre où l’espoir affronte le déses- poir en l’assumant et se lave sur l’oubli comme l’eau saumâtre de l’étang. The Westend Girls trouve la poésie dans la bassesse de la vie. Maya Mercer travaille avec ses «mauvaises filles» locales et crée avec chacune d’elle un moment dramatique que leurs grands-mères auraient pu vivre ou conti-nuer à vivre. Les images de cette série sont des ballades à l’audace et à la futilité. Elle fait de ces adolescentes / femmes des héroïnes qui jouent des rôles et oublient leur vie tragique, le temps d’une prise de vue. Les rêves de ces jeunes femmes sont inexistants ou brisés et ne sont malheureusement pas possibles. Il y a une inertie au cœur de leur existence qui les maintient enracinées dans leur foudroyant lieu de vie. Il n’y a pas d’échappatoire car elles n’ont nulle part où aller.
Et pourtant, comme le révèle la photographie de Maya Mercer, ces jeunes femmes sont ambi- tieuses, fougueuses et redoutables, des sœurs de cœur même lorsqu’elles ne sont pas au centre de l’attention. Leur ennui ne dissipe jamais leur vision, mais ne la laisse jamais émerger non plus.
L’artiste a dû rêver pour elle et ne leur a pas imposé un rêve au point de changer leur quotidien. Il s’agit ici d’« Un rêve hollywoodien », mais pas du rêve hollywoodien : le décor est grossier, l’histoire se brise à de nombreux endroits, la fin n’est pas heureuse. Ce décor est empreint de scepticisme, mais il permet aux filles de vivre leur innocence perdue et pourtant persistante, il est donc presque exempt de cynisme. Nous avons donc un pied dans la fantaisie, un pied dans la réalité et restons inca-pables de nous situer. The Westend Girls raconte ce « paysage des promesses non tenues » qu’est aujourd’hui l’ Amérique.
Peter Frank Los Angeles avril 2018.
Fiona Mackay
Fiona Mackay est connue pour observer les choses dans un état de flux.
Artiste australienne, Fiona Mackay a démarré la photogrpahie à la sortie de ses études d’art à l’Uni- versité de Melbourne. Elle s’intéresse tout d’abord à photographier des espaces en transition où la temporalité est celle l’entre-deux. Ce sont généra- lement des espaces vides où les êtres humains sont absents. Les sujets varient des magasins de vente au détail, des plages, des chambres de prostituées virtuelles… Fiona Mackay explore la capacité de la photographie à capturer la temporalité passée dans un présent figé. C’est à travers cette recherche qu’elle aime nous rendre conscients de notre propre existence temporelle.
Aujourd’hui, après les espaces vacants, elle s’in- téresse à la préservation et démarre une série de fleurs sous cellophane Cellophane flowers, où elle tend à saisir la fragilité et la beauté dans ce qu’elle a de plus précieux et éphémère.
Fiona Mackay au sujet de sa série Cellophane Flowers :
Cette série présente des fleurs sous plastique transparent. Parfois, le plastique est visible pour nous et nous voyons de petits fragments de lumière réfléchis dans la cellophane. D’autres fois, cela ressemble plus à un verre transparent. Dans leur état organique, ces fleurs sont sauvages et sans retenue, cependant ici, la cellophane a un double rôle. Le premier en tant que protecteur, à la fois obscurcissant notre vision du sujet et protégeant la fleur de notre regard – le second en tant que révéla-teur montrant comment le plastique a le potentiel d’étouffer la fleur.
Avec la beauté vient l’adoration et le culte. Lorsqu’elle est perpétuellement irréalisée ou inac-cessible, cela peut conduire à la tentation de détruire ce qui est recherché. Comme la plupart des choses dans la vie, nos désirs sont en constante évolution se transforment. Lorsqu’un état est atteint, un autre est recherché. Le pouvoir de ces fleurs réside dans leur nature belle et insaisissable, fugitivement fragile, féminine, sexuelle, romantique, consolante. Lorsqu’elle est présentée comme sujet unique, on nous demande de réfléchir à ce que la beauté signifie pour nous – osons-nous désirer, ne serait-ce que pour vivre sa perte? Osons-nous nous révéler, être rendus vulnérables ou cherchons-nous une protection au risque d’étouffement? Sous son regard attentif, nous pouvons contempler les structures multiples de la beauté, naviguant dans la complexité de nos propres désirs.